3 – LE CADAVRE DISPARU

 Dès neuf heures du matin, les rédacteurs de La Capitale, le grand journal du soir, commençaient, réunis dans la vaste salle de rédaction, à faire leur copie, et cela au milieu d’un brouhaha, d’allées et venues continuelles, de chahuts, de discussion perpétuelle.

Un étranger introduit dans « la cage aux fauves » aurait tout simplement cru qu’il assistait à la récréation d’une trentaine d’écoliers et non point qu’il était en présence des célébrités de la presse.

Jérôme Fandor, dès son apparition sur le seuil de la porte, fut accueilli par des manifestations diverses à la fois ironiques, cordiales, frondeuses, sympathiques.

Un camarade criait :

— Hé ! le reporter ! vous vous êtes levé bien tard, ce matin ; pas étonnant : hier soir on vous a rencontré aux Halles en train d’interviewer un sosie de Casque d’Or ! Drôle de fréquentation !

— Bah ! dit un autre, Fandor se délassait d’avoir été grave, la veille, chez l’ambassadeur d’Italie. Fameux, ce reportage ! Quand on pense que Fandor ignore certainement tout des questions transalpines...

Mais le jeune homme passait, donnant des poignées de main rapides, dédaignant de répondre aux « blagues » professionnelles.

D’ailleurs, comme tous ceux qui entraient à pareille heure dans la salle de rédaction pour apporter les événements du jour, Fandor n’était préoccupé que d’une seule chose : savoir où le caprice de son secrétaire de rédaction, inspiré par les exigences de l’actualité, allait l’expédier, d’ici quelques instants, à la chasse aux nouvelles.

Précisément, le secrétaire de rédaction l’appelait :

— Hé ! Fandor, venez donc un peu ; je suis en train de faire la mise en page. Qu’est-ce que vous avez aujourd’hui ?

— Je ne sais pas. Qui est chargé du débarquement du roi d’Espagne ?

— Maray. Il vient de partir. Avez-vous vu la dernière feuille de l’Havas ?

— La voici...

— Déplorablement vide, remarqua le secrétaire de rédaction. Voilà qui va bien ennuyer notre cher confrère Le Parisien. Il manquera de titres.

— Avec ça, riposta Fandor, que vous n’aimez pas les « manchettes », vous !

— Le goût du jour, parbleu... Mais tout cela ne me dit pas où je vais vous envoyer... Ah ! au fait, intéressant, votre papier sur l’affaire de la rue Norvins. Hier soir, nous avons « grillé » tout le monde... Est-ce que c’est à pousser, cette histoire ?... Ils n’ont pas d’aventure, ces gens-là... ?

— Que voulez-vous dire ?

— Vous ne pouvez pas tartiner quelque chose de gentiment scandaleux sur la baronne de Vibray ? sur Dollon ? sur n’importe qui, enfin ? Après tout, c’est le seul crime du jour, et il faut tenir la rubrique...

Jérôme Fandor semblait hésiter.

— Voulez-vous un rappel sur le passé ?

— Quel passé ?

— Voyons, vous vous en doutez bien ?

— Non.

— Ah ! mon cher, ce n’est pourtant pas la première fois que nous avons à citer dans nos colonnes ces personnages-là... Voyons, songez à l’affaire de Gurn...

— Ah ! le drame où était compromise cette grande dame... lady... lady Beltham ?...

— Justement... Les Dollon, ce Jacques et cette Élisabeth Dollon, savez-vous que ce sont précisément les enfants du vieil intendant Dollon, si bizarrement tué en chemin de fer lorsqu’il se rendait à Paris pour témoigner dans le procès Gurn ?...

— Ah ! mais en effet, parfaitement, dit le secrétaire de rédaction... Dollon, le père, était intendant de la marquise de Langrune... la vieille dame tuée... n’est-ce pas ?...

— C’est cela... mais, après la mort de sa patronne, il est entré au service de la baronne de Vibray, la baronne assassinée hier...

— Tout de même, ils n’ont pas de veine, ces gens-là... Mais dites donc, Fandor, j’y pense... tel père tel fils... Si ce petit Dollon a tué la baronne de Vibray, est-ce que ça ne pourrait pas vous donner à penser que son père était l’assassin de la marquise de Langrune ?

Jérôme Fandor secoua la tête, soudain grave.

— Non, mon vieux, le crime d’hier est classique, banal, ne comporte aucun mystère. L’assassinat de la marquise de Langrune, au contraire, avait mis la police sur les dents...

— Elle n’avait rien trouvé, cependant ?

— Si !... Rappelez-vous !... Oh, parbleu, ce sont des affaires déjà lointaines pour vous, mais moi, je les ai présentes à l’esprit, comme si elles dataient d’hier... L’affaire de Gurn, c’est une des premières affaires que j’ai conduites avec Juve... c’est à son sujet que je suis entré ici, à La Capitale...

— Et vous étiez joliment fier, hein, Fandor ? Bon Dieu ce que vous nous en avez parlé de ce Juve et de ce bandit mystérieux, extraordinaire, jamais pris, capable des pires cruautés, susceptible d’inventer les ruses les plus folles... de Fantômas !...

— Mon cher, dit Fandor, ne parlez pas en riant de Fantômas... Sans doute, il est reçu dans le monde que Fantômas était une invention de Juve et de moi, que Fantômas n’existait pas... Et cela parce que ce monstre, un homme de génie, nul n’a jamais pu l’identifier, nul n’a jamais pu lui mettre la main au collet... et que ce pauvre Juve a payé de sa vie, vous le savez, sa poursuite inutile...

— Le fait est que ce policier célèbre a eu une sale mort !

— Non, vous vous trompez. Juve est mort au champ d’honneur. Lorsque, après une enquête terriblement difficile et périlleuse, il est arrivé – ce n’était plus alors l’affaire de Gurn-Fantômas, mais celle du boulevard Inkermann à Neuilly – à acculer Fantômas, il savait fort bien qu’il risquait sa peau en pénétrant chez le bandit... celui-ci a trouvé le moyen de faire sauter la maison et à ensevelir Juve sous les décombres. Fantômas a été le plus fort, mais Juve, à mon avis, n’en a pas moins eu la plus belle mort qu’il pouvait désirer... la mort au milieu de la bataille..., la mort utile...

— Utile ? En quoi ?...

— Mon cher, fit Fandor en scandant ses mots, pour tous les esprits de bonne foi, la mort de Juve a prouvé, archi-prouvé l’existence de Fantômas... De plus, elle a forcé ce bandit à disparaître. Elle a rendu la paix, la tranquillité à la société... Juve a payé de sa vie un triomphe définitif, il a mis Fantômas hors d’état de nuire...

— Le fait est qu’on n’en parle plus du tout... pourtant, Fandor, rien qu’à votre sourire, tenez...

Et le secrétaire de rédaction menaçait son confrère du doigt :

— Je parierais que vous croyez encore à Fantômas... qu’un jour ou l’autre vous nous ferez quelque bel article où vous annoncerez qu’il vient de commettre un nouveau crime...

Jérôme Fandor connaissait de longue date l’impossibilité qu’il y avait de convaincre ceux qui n’avaient pas suivi les annales criminelles des dernières années de l’existence de Fantômas.

Lui savait, mais, Juve mort, nul autre ne pouvait connaître la vérité.

Et Jérôme Fandor évita de répondre...

— Tout cela, mon cher, reprit-il, ne nous dit pas avec quoi nous allons remplir le journal aujourd’hui... Si les affaires de Fantômas sont épouvantables, passionnantes, je vous répète que le crime d’hier ne leur ressemble nullement. Ça vaut quelques lignes, pas plus.

— Donc, pas moyen de compromettre quelqu’un avec notre baronne de Vibray ?...

— Non, je ne crois pas : je vous le répète, c’est tout à fait l’aventure banale. Une vieille femme protège un jeune peintre dont elle est ou n’est pas la maîtresse, et finit par se faire assassiner lorsque le petit jeune homme s’imagine qu’il figure au testament.

— Ah, bon ! Eh bien, alors, je crois qu’il faut vous rabattre sur le puits artésien. Vous avez lu cela, hein ? L’Havas dit que la cérémonie d’inauguration aura lieu à trois heures. Passez-y toujours, vous aurez des noms !

Jérôme Fandor inclinait la tête.

— Entendu. Qu’est-ce que vous voulez là-dessus ?

— Bah ! je vais vous mettre à la « deux » ; vous pouvez être long, une colonne et demie. Ça vous va ?

Fandor haussait les épaules :

— Oh ! ça me va toujours... Si vous voulez même, je vous donnerai ma copie dans une demi-heure, je sais qui va parler, et je rajouterai les noms ce soir.

— Parfait, nous gagnerons du temps, mais ne précisez pas trop, alors.

— Soyez tranquille, mon cher. Vous savez bien que je suis un spécialiste des comptes rendus faits à l’avance.

Et le reporter s’en alla à sa table de travail, commencer incontinent l’exposé de la physionomie « qu’avait présentée » la cérémonie.

Déjà il avait noirci quelques feuillets et songeait avec plaisir que, du train dont marchait l’article, il l’aurait fini le matin même et serait libre tout l’après-midi, lorsqu’un garçon de bureau :

— Monsieur Fandor, on vous demande à l’appareil.

Fandor avait l’habitude, comme tous les journalistes, de faire répondre neuf fois sur dix, en pareil cas, qu’il était absent de la rédaction.

Pourtant, un scrupule le retint, par hasard.

— J’y vais, répondit-il.

Et il gagna la cabine téléphonique, s’accouda sur le petit pupitre du téléphone.

— Allô ! oui, c’est moi, Fandor. Ah !... bonjour mon vieux, comment va ?... Quoi de neuf ?... Allô ! tiens !... Non ?... pas possible ?... Vrai ! alors... Ça, c’est rigolo, ce qu’ils doivent être ennuyés, là-bas !... Oui, une mauvaise blague... Eh bien ! à tout à l’heure, entendu...

Quittant assez rapidement l’appareil, Fandor revint vers le secrétaire de rédaction :

— Dites donc, mon vieux, voilà une tuile qui me tombe sur la tête. Il faut que je passe au Palais. Vous n’avez pas autrement besoin de moi, ce matin ?

— Non. Allez. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Oh ! rien de sensationnel... Mais ce Jacques Dollon, vous savez, l’assassin de la rue Norvins ? Eh bien, cet imbécile-là vient de se pendre dans sa cellule !...

***

Au sortir de La Capitale, dans la rue Montmartre, encombrée, vers onze heures, des charrettes de tous les petits marchand dits « des quatre-saisons », Jérôme Fandor avait hélé un taxi-auto :

— Au Palais ! Vous m’arrêterez sur le boulevard du Palais.

Quelques minutes après, il traversait la salle des Pas-Perdus, jetant, rapide, un cordial bonjour à tous les avocats qu’il connaissait, et par la Galerie Marchande où déjà des rédacteurs judiciaires s’empressaient vers les appareils téléphoniques, gagnait ce que l’on est convenu d’appeler les couloirs du Parquet.

***

Il y avait déjà longtemps que Jérôme Fandor appartenait à la rédaction de La Capitale en qualité de premier reporter.

Son flair professionnel, son extraordinaire activité, sa ténacité particulière lui avaient permis de réussir là où d’autres eussent certainement échoué.

Le jeune homme s’était fait un « nom » dans ce monde très spécial des informateurs, où l’on ne réussit que par l’audace et le travail.

Il n’incarnait nullement le type honni du journaliste qui ne réussit à obtenir les nouvelles qu’en lassant de questions les gens renseignés, mais il représentait au contraire, à merveille, le modèle du reporter qui, homme d’action, enquête et trouve la vérité par ses propres moyens et les seules ressources d’une intelligence avisée.

Sa parfaite bonhomie lui avait d’ailleurs suscité des amitiés précieuses un peu partout.

Franchissant la porte du greffe du petit Parquet, Jérôme Fandor réfléchissait :

— Un bon garçon tout de même, ce Jouet. La nouvelle n’est pas encore connue, il me téléphone avant tout le monde. Je vais avoir une enquête amusante.

Son ami l’accueillit d’une large poignée de main :

— Tu n’avais pas l’air de bonne humeur, tout à l’heure, au téléphone. Pourtant, je te communiquais une information !

— Oh ! une information qui prouve tout simplement combien l’administration de la justice, à laquelle tu as le malheur d’appartenir, est imparfaite... Comment ! pour une fois où vous arrivez à arrêter immédiatement l’assassin d’une personnalité connue, pour une fois que vous allez pouvoir sévir avec toutes les habiletés procédurières qui vous sont chères, vous êtes assez maladroits pour laisser le type se punir tout seul : il se suicide, la première nuit après son arrestation !

Jérôme Fandor avait commencé à parler à son ami de sa façon toute naturelle, mais, devant les signes impératifs de ce dernier, il baissa le ton :

— Qu’est-ce qu’il y a donc ?

L’attaché se leva :

— Il y a, mon vieux, que tu vas aller faire un tour dans les galeries et que je vais venir te parler. Mais, pas de blagues, hein ! tu ne raconteras à personne ce que je m’en vais te dire.

— Compte sur moi.

Quelques minutes après, les deux amis se retrouvaient dans l’un de ces couloirs du Palais que connaissent seuls les avocats et les inculpés, et où l’on est si bien pour causer, que Me Henri-Robert déclarait un jour comprendre à merveille pourquoi tous les condamnés de droit commun, irrésistiblement, deviennent des récidivistes !

— Eh bien ! demanda le journaliste, qu’est-ce qu’il y a donc ? Il s’est pendu, ton assassin ?

— Mon assassin ? répondit l’attaché du Parquet. Mon assassin ?... Apprends, mon petit, que Jacques Dollon était innocent !

— Innocent ? Innocent ! Ah çà ! c’est la mode du jour de transformer tous les assassins en innocents ? Et sur quoi te fondes-tu pour une telle affirmation ?

— Sur ceci, que j’ai copié pour toi, il y a cinq minutes. Lis...

Le jeune attaché au Parquet tendit au journaliste un papier.

Copie d’une lettre apportée par Me Gérin, au Procureur de la République, lettre adressée à Me Gérin par Mme la baronne de Vibray.

Le reporter haussa les épaules :

— Bon ! une fiche !

— Lis toujours, tu verras...

Le reporter poursuivit :

Mon cher maître, vous m’excuserez, j’en suis certaine, de tout le dérangement que je vais vous occasionner ; je m’adresse à vous parce que vous êtes le seul ami sincère en qui j’aie confiance.

Je viens de recevoir une lettre de mes banquiers MM. Barbey-Nanteuil, dont je vous ai si souvent parlé et qui, vous le savez, géraient toute ma fortune.

Cette lettre m’avise que je suis ruinée. Vous entendez bien : absolument, complètement ruinée.

L’hôtel que j’habite, ma voiture, le luxe qui m’entoure, et qui m’est nécessaire, il va me falloir tout quitter, disent-ils.

C’est un coup terrible que ces gens-là m’ont porté très brutalement...

Mon cher maître, il n’y a pas deux heures que je sais cela, et j’en suis encore tout étourdie. Je ne veux pas attendre le moment inévitable où je commencerai à me consoler, parce que je commencerais à espérer que le désastre est exagéré. Je n’ai pas de famille, je suis déjà vieille ; à part les satisfactions que j’éprouve à aider, comme vous le savez, à la manifestation des jeunes talents que je protège, ma vie est bête, sans but.

Mon cher maître, il n’y a pas deux façons d’annoncer à ses amis les résolutions analogues à celles que je viens de prendre : quand vous recevrez cette lettre, je serai morte.

J’ai sur mon secrétaire, devant moi, une toute petite fiole de poison que je vais boire jusqu’à la dernière goutte, sans faiblesse, presque sans peur, dès que j’aurai mis moi-même cette lettre à la poste, pour vous.

Je vous avoue que j’aurais horreur, c’est instinctif chez moi, d’être traînée à la Morgue, comme il arrive chaque fois qu’un suicide laisse place à quelque doute.

C’est pour cela que je vous écris, afin d’éviter, grâce à votre intermédiaire, toutes les erreurs possibles de la justice.

C’est bien moi qui me tue, moi seule.

Il ne faut incriminer de ma mort personne, si ce n’est la Fatalité, qui a causé ma ruine.

Je m’excuse encore, mon cher maître, de toutes les démarches que ma mort va vous occasionner, et je vous prie de croire que mon amitié pour vous était très sincère.

Signé : de Vibray.

Jérôme Fandor ne retint pas cette exclamation :

— Bougre ! bougre ! Voilà un joli pétard en perspective ! Jacques Dollon était innocent, vous l’arrêtez et il est tellement effrayé qu’il se pend ! Eh bien, mon vieux, on en fait de belles, quai de l’Horloge !

— Il n’y a de la faute de personne.

— C’est-à-dire, rétorqua Jérôme Fandor, qu’il y a de la faute de tout le monde. Ah ! c’est du joli, vos arrestations arbitraires ! Et vous pouvez vous vanter, vous autres, les chats fourrés, d’avoir véritablement un flair extraordinaire ! Mais sapristi ! ce garçon-là, s’il s’est tué de désespoir en présence de l’accusation qu’on portait contre lui, ne devait pas être gai hier soir ? Les gardiens auraient dû se méfier. On aurait dû le surveiller. Pristi ! si vous laissez maintenant les inculpés innocents se pendre dans leur cellule, je ne m’étonne plus que vous laissiez les coupables se promener dans les rues !

— Tu railles, mais, mon cher, je t’assure que l’histoire n’est pas drôle du tout... Bien entendu, personne encore, au Palais, ne connaît cette lettre. Elle vient d’être apportée au cabinet du procureur, par le notaire de Mme de Vibray, Me Gérin lui-même. Tu es arrivé quelques minutes après le moment où j’ai fait monter l’original à l’instruction. C’est Fuselier qui est commis.

— Crois-tu qu’il soit à son cabinet ?

— Certainement. Il devait procéder aux premiers interrogatoires de ce pauvre Dollon, ce matin même.

— Alors, j’y monte. C’est bien le diable si je ne tire pas de cet animal de Fuselier les renseignements nécessaires à la confection du plus joli reportage que j’aie jamais fait. Et tu sais, je te remercie beaucoup de tous ces tuyaux-là. Mais ça ne fait rien, je m’en vais pondre une copie qui ne sera pas tendre pour notre noblesse de robe. Non, vois-tu, c’est sinistre cette histoire-là,, mais, encore plus, c’est comique !

Indifférent aux reproches que son ami faisait à la corporation tout entière des magistrats, l’attaché du Parquet haussait les épaules :

— Moi, tu sais...

— Oui ! adieu, Ponce-Pilate ! Je monte à l’instruction !

— Moi, je suis libre.

— Dans ce cas, à demain.

Et, de son grand pas, Jérôme Fandor, à nouveau, s’enfonça dans les couloirs du Palais, un sourire sarcastique aux lèvres, enchanté, en homme du métier qui n’apprécie chaque chose qu’en raison du nombre de lignes qu’elle peut lui fournir, d’une affaire qui s’annonçait comme devant procurer tous les éléments nécessaires à une vigoureuse diatribe contre les arrestations arbitraires.

Jérôme Fandor gagna le cabinet de M. Fuselier.

Il connaissait de longue date le magistrat : Fuselier était le juge qui, de concert avec l’inspecteur de police Juve, si tragiquement disparu et que Fandor pleurait encore, avait conduit toutes les affaires mystérieuses où le nom de Fantômas s’était trouvé mêlé.

Au cours de ces différentes instructions, le magistrat, certes, avait eu bien souvent l’occasion de renseigner, d’aider Jérôme Fandor.

D’abord hostile à la préoccupation constante de Juve et du journaliste – qui n’avaient eu longtemps d’autre but que l’arrestation de Fantômas – le jeune magistrat s’était peu à peu laissé conquérir à ce qui n’avait été tout d’abord qu’une hypothèse du policier.

D’un esprit ouvert, d’une intelligence rapide, Fuselier avait suivi méticuleusement et avec une bonne foi entière les enquêtes que Juve menait avec Fandor. Et petit à petit, gagné par Juve, par la logique du policier, il avait cru, tout comme celui-ci, à l’existence de Fantômas. Dès lors, le magistrat s’était passionné à la poursuite du criminel.

Grâce à sa protection, Juve avait pu tenter bien des démarches, éviter bien des obstacles de procédure, réussir bien des coups d’éclat qu’il n’aurait jamais osé risquer sans elle.

Or, de même que Fuselier appréciait fort Juve, ce magistrat était vite arrivé à éprouver une grande sympathie pour Fandor...

Le journaliste évoquait le passé.

Ah ! parbleu ! si Juve avait été là, si la mort aveugle n’avait pas frappé ce loyal serviteur de la justice, cet ami sincère entre tous, ce brave qui ne reculait devant aucun danger, Fandor se fût enthousiasmé dès son début pour cette affaire Dollon, mais Fandor était demeuré seul, avait seul échappé, par miracle, à la bombe qui faisait sauter la maison de lady Beltham, le jour tragique où Juve et lui avaient failli mettre la main au collet de Fantômas...

Juve avait péri victime de sa témérité... et Fandor, depuis lors, ne montrait plus pour les affaires criminelles le même enthousiasme que jadis.

Mais, de ce découragement, Jérôme Fandor ne voulait pas convenir.

À l’école du policier disparu, il avait appris à se dévouer pour la seule satisfaction de remplir son devoir. L’affaire Dollon pouvait, par certains côtés, devenir intéressante ; elle l’était déjà... soit ! Il la tirerait au clair.

Il le fallait.

Et Jérôme Fandor se hâta d’aller interviewer M. Fuselier.

Le journaliste appréciait d’ailleurs le magistrat. Il y avait entre eux mieux que de la sympathie, de l’estime.

— Monsieur Fuselier, déclara Jérôme Fandor, en serrant la main du maqistrat, vous devinez très certainement pourquoi je viens vous trouver ?

— Pour l’affaire de la rue Norvins ?

— Dites plutôt l’affaire du Dépôt. Car c’est au Dépôt que toute cette histoire-là devient tragique.

M. Fuselier se prit à sourire.

— Diable, vous savez déjà ?

— ... que Jacques Dollon s’est pendu, oui ! Qu’il était innocent ? Oui encore ! Vous savez bien qu’à La Capitale on connaît toujours tout et avant tout le monde.

— Évidemment ! concéda le magistrat, et je sais aussi qu’il ne faut pas vous demander d’où vous tenez tous ces détails... mais, si vous savez tout, quelles questions saugrenues allez-vous encore me poser pour mettre ma discrétion professionnelle au supplice ?

— Avouez qu’il y a là matière à un beau reportage. Mais aussi comment diable avez-vous fait votre compte, ou plutôt comment diable ont-ils fait leur compte, quai de l’Horloge ? On ne surveille donc pas les prévenus dans les cellules ?

— Eh si, on les surveille ! Hier, lorsque ce Dollon est arrivé au Dépôt, on l’a immédiatement conduit chez M. Bertillon, où il a été anthropométré. Je viens de voir Bertillon lui-même, tout à l’heure ; il m’a confessé que ce Dollon lui avait paru accablé, anéanti, et s’était soumis à la minutieuse opération de la mensuration sans protester ; mais enfin, il m’a dit aussi qu’il n’avait nullement parlé de suicide, de rien qui pût faire penser à une telle détermination.

— Parbleu ! il n’allait pas crier son projet sur les toits. Et après, alors, en descendant de chez Bertillon ?

M. Fuselier, agacé, haussa les épaules.

— Après, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Les gardiens l’ont conduit dans sa cellule et l’y ont laissé. À minuit, le gardien-chef a fait sa ronde ; il n’a rien remarqué d’anormal. C’est ce matin qu’on a trouvé ce malheureux pendu, au moment où l’on apportait la soupe.

— Avec quoi s’est-il pendu ?

— Avec des morceaux de sa chemise, roulés en corde. Oh ! je vous vois venir ! mon cher, vous vous imaginez qu’une imprudence a été commise et que les gardiens lui avaient laissé ses bretelles ou sa cravate ou ses lacets de souliers. Non, le nécessaire avait été fait. Et ce suicide demeure incompréhensible. Il faut que le malheureux jeune homme ait eu une énergie farouche, car enfin il avait attaché ses lambeaux de chemise aux barreaux de son lit et s’est étranglé en se renversant en arrière. La mort a dû être longue à venir...

— Je ne pourrais pas le voir ? interrogea Jérôme Fandor.

— Pourquoi pas le photographier ? railla le magistrat.

— Eh ! si c’était possible...

Mais le journaliste s’arrêta court, car, après avoir discrètement frappé à la porte, un garçon entrait dans le cabinet du juge d’instruction.

— Il y a une dame, monsieur le juge, qui demande à vous parler.

— Dites que je n’ai pas le temps.

— C’est que, monsieur le juge, elle m’a prévenu que c’était très pressé.

— Demandez-lui son nom.

— Voilà sa carte.

M. Fuselier jeta les yeux sur le morceau de bristol et tressaillit violemment.

— Élisabeth Dollon !... Ah ! j’avais oublié son arrivée... Mon Dieu !

Le magistrat demeurait perplexe, la carte au bout des doigts, lorsque la porte du cabinet d’instruction s’ouvrit, violemment poussée, et une jeune fille, tout en larmes, se précipita vers lui.

— Monsieur, où est mon frère ?

— Mais, mademoiselle...

Et, tandis que le magistrat invitait machinalement la visiteuse à s’asseoir, Jérôme Fandor, discrètement, se reculait dans un coin de la pièce, fort désireux d’être oublié du magistrat et d’assister ainsi à une entrevue qui promettait d’être palpitante.

— Mademoiselle, avait déclaré M. Fuselier, je vous en prie, remettez-vous. Monsieur votre frère n’a été arrêté peut-être que par erreur...

— Oh ! monsieur le juge, je le sais bien, mais c’est épouvantable !

— Mademoiselle, ce qui serait épouvantable, c’est qu’il soit coupable.

— Mais on ne l’a pas encore remis en liberté ?... Il n’a donc pas su se défendre ?

— Si, si, mademoiselle, il s’est défendu ; je crois même que...

M. Fuselier s’arrêtait, horriblement angoissé, ne sachant comment apprendre à Mlle Dollon la terrible nouvelle de la mort de son frère…

Mais celle-ci lui laissait peu le temps de se reprendre.

— Ah ! vous hésitez, monsieur, disait-elle ; vous savez du nouveau, vous êtes sur la piste des assassins ?...

— Il est certain... ou du moins je pense... oui, mademoiselle, votre frère n’est pas coupable...

— Ah !

Le visage de la jeune fille s’était subitement épanoui.

Après l’horrible nuit qu’elle avait passée en rentrant à Paris, après la réception de la dépêche de la Sûreté, elle recevait la nouvelle de l’innocence de son frère comme l’annonce d’une délivrance.

— Quel cauchemar ! Mais, monsieur le juge, la dépêche que j’ai reçue me disait qu’il était blessé ; rien de grave, n’est-ce pas ?

Le visage de M. Fuselier, encore qu’impassible par habitude professionnelle, s’assombrit subitement.

— Monsieur votre frère a eu une terrible émotion.

— Où est-il maintenant ? Puis-je le voir ?

— Mon Dieu, mademoiselle, je vous le disais... Après une telle émotion, il vaut peut-être mieux... Je craindrais qu’en le voyant...

— Oh, monsieur, comme vous dites cela ! Comment voulez-vous que de me voir, moi, cela lui fasse du mal ?...

Et, comme M. Fuselier ne répondait pas, elle éclata en sanglots.

— Ah ! vous me cachez quelque chose ! Les journaux, ce matin, annonçaient qu’il avait été victime, lui aussi, des assassins ! Jurez-moi qu’il n’a rien ?

— Mais...

— Vous voyez bien que vous me cachez quelque chose ! reprit-elle, subitement effrayée et se tordant les mains dans un accès de désespoir. Où est-il, monsieur ? Où est-il ? Je veux le voir ! Je veux le voir ! Ah ! vous aurez pitié de moi...

Un trait de lumière se fit chez elle à la vue de la mine défaite du juge d’instruction.

Élisabeth Dollon soupçonna l’horrible vérité.

— Mort ! s’écria-t-elle, en s’écroulant dans un fauteuil, le corps tout secoué de sanglots convulsifs.

M. Fuselier s’était empressé.

— Mademoiselle, disait-il, apitoyé, mademoiselle...

Et maladroitement, tant était grand son trouble, il cherchait des paroles de consolation qui ne faisaient que confirmer l’horrible certitude.

— Je vous jure, disait-il, que votre frère... et puis il est certain, tenez, il est certain qu’il n’était pas coupable…

Mais la jeune fille n’était plus en état d’écouter le juge.

Après quelques minutes passées, inerte, écroulée sur une chaise, elle se releva comme hallucinée :

— Menez-moi vers lui ! Je veux le voir ! On me l’a tué. Il faut que je le voie.

Et telle était la violence avec laquelle elle revendiquait le droit d’aller s’agenouiller auprès de son frère, que M. Fuselier, rompant avec ses habitudes de prudence, n’osa pas lui refuser cette consolation.

— Calmez-vous, je vous prie, mademoiselle, je vais vous mener vers lui... mais, pour Dieu, soyez raisonnable. Calmez-vous.

Et, des yeux, M. Fuselier chercha un secours moral auprès de Jérôme Fandor, dont il se rappelait soudain la présence...

Or, Jérôme Fandor, profitant du désarroi des dernières minutes, avait quitté la place.

C’était vraiment une histoire désagréable qui bouleversait la tranquillité des fonctionnaires du Dépôt. Des gardiens allaient, venaient, causaient entre eux, appuyés contre les portes des multiples cellules où étaient enfermés les détenus...

Le gardien-chef appela l’un de ses hommes.

— N’est-ce pas, Nibet, je ne veux plus de ce désordre ! Quand il viendra des permis de communiquer, apportez-les-moi, ou faites-les viser immédiatement...

— C’est entendu, brigadier...

— Vous comprenez, après cela, moi, j’ai des ennuis avec M. le Directeur, et je n’y tiens pas !

— C’est compris, brigadier, c’est compris.

— Et puis, ce n’est pas le moment de commettre des négligences dans le service...

Le gardien-chef, d’assez mauvaise humeur, allait continuer à dire son fait à son subordonné, quand un surveillant s’approcha de lui :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Brigadier, voilà : M. Jouet, vous savez, l’attaché du Parquet ?... il accompagne un monsieur et il a un permis de communiquer ; faut-il le laisser entrer ?

— Qui ? M. Jouet ?

— Non, le monsieur qui l’accompagne ?

Sous la conduite d’un surveillant, Jérôme Fandor, qui, grâce à l’obligeance de son ami Jouet, venait de se procurer un permis de communiquer, apparaissait à l’entrée du couloir.

Il songeait au magnifique reportage qu’il allait faire, se félicitait fort d’être le premier journaliste, non seulement au courant du suicide de Jacques Dollon, mais encore admis à visiter le cadavre du malheureux jeune homme dans la cellule où il reposait.

— Pourvu, pensait-il, pourvu que Fuselier ne tique pas en voyant que j’ai trouvé le moyen de pénétrer dans le Dépôt ! Jouet est tout à fait gentil de m’avoir procuré ce permis de communiquer, mais il doit risquer gros à ce jeu-là... d’autant que la direction de la prison ne doit pas tenir énormément à ce que l’on publie les détails de ce suicide... Enfin, nous verrons bien ; Fuselier, après tout, n’est pas homme à me « saquer » méchamment...

Jérôme Fandor allait et venait dans le hall de la prison. Il avait averti les gardiens qu’il attendait le magistrat – un peu nerveux, fort ému..

— Comme c’est étrange, la vie, pensait-il ; dire que je vais me retrouver si près d’Élisabeth Dollon et qu’il n’y a pas de chance qu’elle puisse seulement me reconnaître... Nous nous sommes quittés si enfants... elle surtout !... A-t-elle seulement le souvenir du gamin que j’étais lors de l’assassinat de la pauvre Mme de Langrune ?...

Et, fermant les yeux, Jérôme Fandor s’efforçait d’évoquer les traits de Jacques Dollon... Non, il ne se rappelait rien, il n’avait pas besoin de se méfier d’une émotion possible : le cadavre de Jacques Dollon qu’il allait contempler dans quelques minutes serait le cadavre d’un inconnu dont le nom seul évoquerait en lui des souvenirs... Et, pour tromper son attente, Jérôme Fandor, de long en large, continuait à se promener... M. Fuselier, soutenant à demi la marche trébuchante de la pauvre Élisabeth Dollon, s’arrêta soudain à l’entrée du Dépôt...

Jérôme Fandor gagna un recoin obscur.

M. Fuselier, songeait-il, a beau être un bon ami, il trouvera peut-être exagérée la curiosité professionnelle du journaliste... Autant ne pas attirer son attention tout de suite, laisser ouvrir la porte de la cellule où est enfermé de cadavre de Jacques Dollon...

Si le magistrat ne veut pas autoriser le journaliste à demeurer dans la souricière, celui-ci n’en aura pas moins le temps de jeter un coup d’oeil sur la sinistre logette...

Jérôme Fandor donc suivit de loin la marche titubante de la pauvre Élisabeth Dollon, toujours affectueusement soutenue par M. Fuselier.

— Décidément, pas mal du tout, cette jeune fille..., pensait Fandor. Moi qui n’aime pas les blondes, je dois reconnaître que celle-ci me ferait revenir de mes préventions... Mazette, a-t-elle l’air majestueux dans sa douleur ! Les femmes grandes sont toujours gracieuses !

Mais ce n’était point le moment d’épiloguer, M. Fuselier passait devant les gardiens empressés, et Jérôme Fandor se faufilait à sa suite.

Arrivé devant une des cellules, comme le gardien-chef l’indiquait du doigt, M. Fuselier se tourna vers Élisabeth Dollon :

— Vous croyez-vous assez forte, mademoiselle, pour supporter cette épreuve ?... demanda-t-il. Vous voulez à toute force embrasser votre frère ?

Mlle Dollon inclina la tête ; le magistrat se tourna vers le gardien-chef :

— Ouvrez, dit-il.

L’homme s’exécuta.

— Sur les instructions de M. le directeur, expliqua-t-il, nous l’avons recouché sur son lit, monsieur le juge. Il n’est pas effrayant, il a l’air de dormir, d’ailleurs, tenez…

Mais, comme il ouvrait la porte, tendant le bras dans la direction du lit où devait se trouver le cadavre de Jacques Dollon, un juron s’échappa de ses lèvres :

— Nom de Dieu ! Le mort est parti !...

Dans la pièce, aux murs nus, meublée seulement d’un lit de fer et d’un tabouret rivés au sol, dans cette cellule que le regard parcourait en une seule seconde, il n’y avait aucun cadavre : le corps de Jacques Dollon n’était plus là !

— Faites donc attention, grommela M. Fuselier, vous vous êtes trompé de cellule !...

— Mais non ! fit l’homme, l’air atterré.

— Vous voyez bien que Jacques Dollon n’est pas là ?

— Il y était il y a cinq minutes.

— On l’a porté ailleurs ?

— Les clés ne m’ont point quitté.

— Allons donc !...

— Non, monsieur le juge. Il était là... et il n’y est plus... Eh ! là-bas ! hurla le gardien, qui sait ce qu’est devenu le cadavre de la cellule 12 ?... que nous avons arrangé tout à l’heure ?

Ce fut une minute d’affolement.

Les surveillants du Dépôt accouraient les uns après les autres : tous confirmaient les paroles de leur chef. Le mort avait été laissé là, couché sur le lit ; personne n’était entré, personne n’y avait touché.

Jérôme Fandor, dissimulé dans un coin, suivait la scène, un rire ironique aux lèvres.

L’affolement des gardiens, la stupéfaction croissante de M. Fuselier l’amusaient prodigieusement.

— Possible, pensait-il, que les clés n’aient point quitté le gardien-chef, mais le prisonnier en a trouvé une autre : la clé des champs !...

M. Fuselier cependant s’efforçait de comprendre quelque chose à cette invraisemblable disparition.

— Si cet homme n’est plus là, c’est qu’il n’était pas mort, qu’il s’est évadé... mais alors, s’il a voulu s’évader, c’est qu’il était coupable ! Ah ! je n’y entends plus rien !

Et, saisissant le gardien-chef aux épaules, le bousculant presque, M. Fuselier interrogea :

— Voyons, chef, cet homme était-il mort, oui ou non ?

Tandis qu’Élisabeth Dollon répétait, avec un rire de folle :

— Il vit, il vit.

Le gardien répondit, levant la main, comme pour un serment solennel :

— Ça, monsieur le juge, pour être mort, il était mort, nom d’un chien !... le médecin vous le dira comme moi. Et aussi Favril, mon collègue, qui m’a aidé à le porter sur le lit.

— Mais, déclara le magistrat, s’il avait été mort, il n’aurait pourtant pas pu s’échapper. On ne s’évade pas du Dépôt vivant ! Comment voulez-vous qu’un cadavre disparaisse d’ici ?

Le gardien eut un haussement d’épaules.

— C’est de la magie, dit-il.

M. Fuselier s’emporta :

— Avouez donc plutôt que vous et vos collègues vous avez manqué de surveillance. Cet homme était bien vivant et vous vous êtes laissé prendre à sa comédie... Bon ! l’enquête établira les responsabilités !

— Mais sapristi, protesta le gardien, monsieur le juge, nous ne sommes pas seulement deux à l’avoir vu mort... il y a mes collègues... il y a cinquante personnes enfin, qui l’ont vu mort.

Le magistrat s’impatientait :

— Vous le dites... enfin ! Je monte immédiatement prévenir le Procureur de la République.

Et comme il faisait quelques pas pour sortir, apercevant Jérôme Fandor qui, demeuré dans le couloir de la prison, n’avait point perdu un seul détail de la scène :

— Vous voilà encore, vous, lui dit-il, comment êtes-vous entré ?

— J’ai un permis de communiquer !

— Eh bien, vous avez communiqué, n’est-ce pas ! Filez maintenant ! Vous êtes de trop ici. Franchement il n’y a pas nécessité à ce que vous augmentiez le scandale... Veuillez donc avoir l’obligeance de vous retirer.

M. Fuselier, absolument hors de lui, partit à grands pas vers le cabinet du Procureur.

Jérôme Fandor, après l’apostrophe virulente du magistrat, ne pouvait guère s’attarder dans les couloirs du Dépôt. D’ailleurs les gardiens s’empressaient vers lui et vers Élisabeth.

— Par ici, monsieur... madame, par ici !... Ah, c’est une bien malheureuse histoire !... Que va dire M. le Directeur ? Tenez, par ici, par ici !... Allez-vous-en !

Quelques minutes après, Jérôme Fandor descendait le grand escalier du Palais de Justice, soutenant la marche chancelante de la pauvre Élisabeth Dollon.

— Je vous en supplie, disait la jeune fille, aidez-moi, monsieur, aidez-nous ; mon frère n’est pas coupable, j’en jurerais, il faut le retrouver, il faut que ce cauchemar finisse.

— Mais, mademoiselle, je ne demande pas mieux, seulement... où le retrouver ?

— Ah ! je ne sais pas, monsieur. Comment a-t-il pu sortir de cette affreuse prison ? Où a-t-il été ?... Oh ! je vous en conjure, vous qui devez connaître des gens puissants, mettez tout en œuvre, faites tout au monde pour le sauver, pour nous sauver !

Sans répondre, car il était ému par la douleur de la jeune fille, encore qu’il n’en voulût rien laisser paraître, Jérôme Fandor s’inclina.

Il héla un fiacre, fit monter Mlle Dollon, jeta l’adresse au cocher, puis fermant la portière, comme la jeune fille lui criait encore :

— Faites tout au monde...

Il lui répondit :

— Je vous jure d’arriver à connaître la vérité !

Le fiacre qui emportait Mlle Dollon avait déjà disparu au tournant du Pont-Neuf, que Jérôme Fandor était encore à la même place, absorbé dans ses réflexions.

— Eh bien ! le papier sensationnel, le voilà, cette fois-ci. Un bonhomme qui assassine ! qu’on arrête ! qui est innocent ! qui se pend ! qui meurt ! et qui fiche le camp du Dépôt sans rencontrer personne sur son chemin ! Si les lecteurs de La Capitale ne sont pas servis avec cela, je me demande ce qu’il leur faut !

Puis, monologuant, il ajouta, mais à haute voix :

— Tout de même, il faut rester logique, que diantre ! Si la baronne de Vibray a écrit qu’elle s’est tuée, c’est qu’elle s’est tuée, et Dollon est innocent ! Il est vrai que la lettre peut être fausse... Oublions l’histoire de la lettre qui n’apporte aucune certitude. Si Jacques Dollon est mort, il n’est pas sorti vivant du Dépôt, il en est sorti mort ! Or, il est mort, puisque cinquante individus l’ont vu bel et bien mort. Donc le problème est celui-ci : Jacques Dollon est mort et est sorti du Dépôt ! Oui, mais comment ?

Et Jérôme Fandor, hochant la tête se dirigea vers les bureaux du journal, méditant un article qui ne serait que le développement de ces pensées.

Il était si absorbé dans ses réflexions, que tout en marchant, il heurtait les passants, ne s’apercevant même point des bousculades qui se produisaient, des regards de fureur sur son passage...

— Jacques Dollon est sorti mort du Dépôt !...

Il se répéta cette phrase invraisemblable, absurde, obligatoirement inexacte, jusqu’à satiété...

— Jacques Dollon est mort et est sorti mort du Dépôt !...

Et soudain, avec une évidence presque absolue, une netteté parfaite, Jérôme Fandor songeait :

— Un mystère semblable est incompréhensible, inexplicable, impossible, sauf pour un seul homme ! Il n’y a au monde qu’un seul individu capable de faire qu’un mort soit vivant après sa mort !... et cet individu, c’est Fantômas.

Depuis la disparition de Juve, Fandor n’avait jamais eu l’occasion de supposer l’intervention du bandit dans aucune des affaires criminelles qu’il avait étudiées. Et voilà qu’à propos de ce crime de la rue Norvins, dès les premiers jours d’enquête, il arrivait à des constatations si bizarres, que force lui était bien d’admettre comme possible au moins, la participation de Fantômas...

Rien qu’à ce nom Jérôme Fandor évoquait les pires horreurs. Fantômas.

Fantômas, c’était le bandit tragique, le criminel qui ne reculait devant aucune cruauté, aucune horreur, c’était mieux, c’était le Crime personnifié. Fantômas !

À prononcer ces syllabes sinistres, Jérôme Fandor revivait toutes les affaires extraordinaires, invraisemblables, impossibles, réelles cependant, qui avaient mis en vedette le terrifiant assassin, Fantômas !

Certes, si à un degré quelconque il avait participé à l’assassinat de la baronne de Vibray, il ne fallait s’étonner de rien, d’aucune des invraisemblances de cette affaire, d’aucun de ses détails, mystérieux. Fantômas ! il était capable de tout ! Il pouvait tout oser, tout risquer. Et quels que fussent l’adresse, l’habileté, le dévouement de ceux qui le poursuivraient, telles étaient ses ruses, telle était grande son audace qu’il fallait craindre de laisser impunis ses plus abominables méfaits.

Fantômas se défendrait de toute sa puissance. Jérôme Fandor le poursuivrait de toute son âme, de tout son cœur.

Mais cette fois le journaliste n’agirait pas- seulement pour satisfaire ses devoirs d’honneur.

Il aurait encore pour guider ses actes, animer sa volonté, la passion de la haine, l’espoir de venger son ami Juve, tombé victime des coups du mystérieux Fantômas !

Jérôme Fandor, rentré à La Capitale, avait longuement conté dans un article fort documenté et qui, le soir même, fit sensation, les incidents de la journée.

Il avait passé sous silence l’hypothèse d’une participation possible de Fantômas.

Il savait l’incrédulité générale avec laquelle on l’accueillerait, tant dans le monde officiel que dans le public, et il ne se souciait pas de risquer sa réputation d’informateur avisé sur ce qui n’était encore qu’une sorte de pari.

C’était à peine s’il s’était permis une phrase à double entente, que seuls certains policiers, anciens disciples de Juve, pourraient comprendre, phrase où il rappelait, après avoir, dans un alinéa fort bref précisé les mystères de l’affaire Dollon, qu’il ne faut en matière criminelle s’étonner de rien, tant l’audace et l’habileté des assassins se révèlent incommensurables parfois.

Son article terminé, le journaliste quitta la rédaction, remonta chez lui prendre un peu de repos. Il habitait tout à côté, rue Bergère, dans un modeste appartement au cinquième étage.

Jérôme Fandor s’apprêta à pénétrer dans son vestibule, lorsqu’il remarqua qu’une carte, un morceau de papier avait été glissé sous sa porte.

Il se baissa, trouva une enveloppe :

— Tiens ! une lettre... et il n’y a pas mon nom et... il n’y a pas de timbre !.. C’est bizarre qu’on ne m’ait pas demandé à la concierge !... Au fait, celle-ci ne m’a peut-être pas vu passer…

Jérôme Fandor gagna son cabinet de travail, posa son chapeau, s’installa devant sa table et s’apprêta à commencer sa besogne...

— Ah ! au fait, et la lettre que j’ai trouvée tout à l’heure !...

Il alla reprendre l’enveloppe, qu’il avait négligemment jetée sur la cheminée. Il ouvrit le pli, en tira une feuille de papier à lettres, et tout de suite parut profondément étonné :

— Qu’est-ce que c’est que cela ?...

La stupéfaction du journaliste était assez naturelle car ce message qu’il dévorait des yeux, avec une émotion grandissante, était composé bizarrement.

Pour éviter, sans doute, que son écriture ne fût reconnue, le correspondant de Jérôme Fandor avait eu recours à un artifice : il avait découpé, dans le journal, des lettres, et, les collant sur le papier, avait de la sorte formé des mots, en caractères imprimés, qui ne pouvaient permettre aucune recherche policière...

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Jérôme Fandor, faites attention, très attention ! L’affaire qui vous préoccupe est digne du plus grand intérêt, mais peut avoir des conséquences terriblement dangereuses.

Bien entendu, pas de signature.

— Quelle affaire ?... L’affaire Dollon, évidemment Quelles conséquences dangereuses ?... Parbleu, cette lettre est une invitation à ne pas m’occuper de rechercher les coupables... Mais qui l’a écrite, cette lettre ? Jérôme Fandor se prit la tête à deux mains. Une angoisse lui faisait serrer les poings.

Il n’y avait qu’un seul personnage qui pût avoir intérêt à le prier ainsi de ne point s’occuper de l’affaire de la rue Norvins, et ce personnage était l’assassin... C’était, c’était Jacques Dollon... mais comment Jacques Dollon pouvait-il avoir l’adresse de Fandor ? Comment pouvait-il avoir eu le temps matériel, depuis sa fuite du Dépôt, de rédiger cette lettre ?... et la porter chez le journaliste ?... Et cela au risque d’être rencontré, reconnu, arrêté à nouveau... Avait-il donc des complices ?

Et s’arrachant les cheveux, Jérôme Fandor reprenait :

— Mais je suis fou. Archi-fou. Ça ne peut pas être Dollon.. Dollon est mort. Bien mort. Obligatoirement mort. Parce que cinquante gens l’ont vu mort. Parce que les médecins du Dépôt ont constaté son décès. Parce qu’il est impossible d’admettre qu’il ait trouvé moyen de duper tant de personnes qui, de par les responsabilités qu’elles encouraient, étaient évidemment, plus que n’importe qui, intéressées à le rappeler à la vie...

Le soir tombait, il commençait à ne plus faire grand jour, Jérôme Fandor réfléchissait encore.

Les hypothèses les plus invraisemblables, les suppositions les plus mystérieuses lui passaient par l’esprit...

Et par moments, quoiqu’il s’en défendît, bien qu’il ne voulût pas se laisser aller à une impression que rien, somme toute, ne justifiait, Jérôme Fandor se prenait à murmurer :

— Fantômas ! Il faut qu’il y ait du Fantômas dans cette affaire…